Les termes les plus fréquemment utilisés aujourd'hui sur les sites du ministère de l'Education Nationale (« utilisation du numérique à l'École », «Ressources et usages du numérique à l'École » (1)), ont éludé le terme TICE (Technologies de l'information, de la communication, et de l'enseignement). Ce glissement vers un singulier, « le numérique », est significatif : il semble conférer un pouvoir et un statut social plus grand aux technologies éducatives. En s'appuyant sur une étude de cas précise, une recherche autour de l'introduction de baladeurs vidéo dans quatre classes de langue vivante de lycée général, notre présentation interrogera ainsi un champ qui s'est construit autour d'un fait sociotechnique.
En nous intéressant aux processus d'instrumentation et d'instrumentalisation (Rabardel, 1995) à l'œuvre dans cette expérience, nous avons pu voir des utilisations multiples de l'outil, qui amènent à interroger les singuliers dans les termes « le numérique » et son association avec la notion « d'usage » ou « d'utilisation » comme nous le voyons dans les sites ministériels et discours institutionnels. Pour comprendre la complexité de la situation d'enseignement apprentissage et les changements à l'œuvre suite à l'introduction du baladeur numérique dans les classes observées, nous nous sommes appuyée sur des modèles qui placent l'outil technologique au centre du dispositif en position de médiateur entre différents pôles (savoir, apprenant, contexte scolaire, contexte non scolaire), comme celui proposé par Bertin (2015).
L'originalité de l'étude présentée réside dans sa longueur (la moitié d'une année scolaire), le lieu (établissement secondaire), ainsi que dans l'évolution de la réflexion du chercheur : au contact du terrain, nous avons en effet été amenée à évoluer d'une démarche positiviste qui cherchait à répondre à une demande sociale concernant l'efficacité d'un outil numérique sur l'apprentissage, vers une démarche sociocritique qui replace l'outil dans une vision systémique (Collin et al, 2016), puis à nous interroger sur l'épistémologie de cette recherche. Ce cheminement nous a amenée à utiliser une méthodologie mixte, quantitative et qualitative. Ce sont cependant les données qualitatives, l'observation des usages et interactions en jeu, ainsi que les discours des acteurs du terrain, qui se sont révélées les plus riches d'enseignement pour percevoir les enjeux institutionnels, sociologiques et épistémologiques de notre recherche.
L'introduction du baladeur vidéo, outil simple à manipuler et connu des élèves et professeurs dans ses usages à la fois formels et informels, pouvait laisser penser que peu de perturbations se produiraient dans la situation d'enseignement apprentissage. Les observations ont cependant révélé des interactions nouvelles dues à la présence de cet outil, qui ont modifié les rapports de force entre les acteurs. Les discours des enseignantes impliquées ont également révélé la nécessaire réorganisation de l'espace et du temps, les tensions d'ordre social et institutionnel auxquelles elles ont été soumises, qui rendaient difficile l'intégration de cet outil numérique. En replaçant l'outil numérique étudié dans une vision plus globale, nous avons pu faire apparaître les facteurs multiples pouvant expliquer les utilisations diverses observées, qui empêchent donc de conclure simplement à l'efficacité de l'outil numérique expérimenté.
En tant que chercheur en didactique, nous souhaitons cependant aller au-delà des explications, pour accompagner les changements et donner les moyens aux acteurs de se les approprier, et nous avons alors fait le choix d'une posture interactionniste. Accepter cette posture implique que le chercheur se construise une épistémologie. Ainsi, notre conception de la connaissance repose sur l'idée que le savoir se construit et est en constante évolution, ce qui amène à postuler la créativité de l'humain. Cette posture interactionniste soumet également le chercheur à des tensions : comment éviter une démarche prescriptive et comment garder une distance avec le terrain tout en s'y engageant de façon créative (Narcy-Combes, 2010). Cette posture interactionniste soulève également le problème de la neutralité scientifique, c'est pourquoi d'autres chercheurs ne feront pas les mêmes choix.
(1) http://www.education.gouv.fr/pid29064/ecole-numerique.html
Bertin, J.C. (2015). Modélisation en apprentissage des langues médiatisé : quelle utilité ? ALSIC, 18 (2) [En ligne] http://alsic.revues.org/2781.
Collin S., Brotcorne P., Fluckiger C., Grassin J.F., Guichon, N., Muller C., Ntebutse J.G., Ollivier C., Roland N., Schneider E., Soubrié T. (2016). Vers une approche sociocritique du numérique en éducation : une structuration à l'œuvre. Adjectif.net [En ligne] http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article387
Narcy-Combes, J.P. (2010). L''illusion ontologique en didactique des langues. Le Français Dans Le Monde – recherche et application, 48, 111-122.
Rabardel, P. (1995). Les hommes et les technologies. Une approche cognitive des instruments contemporains. Paris : A. Colin.