Société de l'accélération (Rosa), du présentisme (Hartog), les constats sont nombreux qui pointent un rapport au temps et aux temporalités en profonde mutation dans notre société contemporaine. Les recherches sur les usages numériques et sur l'éducation nous semblent également succomber à cette immédiateté technologique et cette injonction à la réactivité. Il nous paraît important de revendiquer, dans les recherches sur les usages numériques en éducation, que ce soit en contexte dit formel ou non formel, du temps. Du temps pour mener des recherches en profondeur, soucieuses de saisir dans toute leur complexité les usages et pratiques des acteurs, mais aussi revendiquer le temps et les temporalités comme objet-même de ces recherches, féconds pour saisir les écarts entre les préconisations institutionnelles et les « manières de faire » (Certeau) des acteurs ainsi que leur réception des discours idéologiques, ainsi que pour mettre en perspective les expériences et les épreuves (Martucelli) vécues par les acteurs, et constitutives de leur être-au-monde-informationnel.
Pour ce faire, nous proposons de discuter pourquoi et surtout comment s'extraire de l'immédiateté technologique pour déplier les temporalités d'enseignement-apprentissage, et plus largement les temporalités informationnelles des acteurs (dont nous étudions les pratiques en lien avec les imaginaires, selon la notion de « trajets anthropologiques » de Gilbert Durand).
Inscrire les usages et les pratiques numériques dans le temps est un impératif de la recherche en éducation aujourd'hui, et de la recherche en Sciences de l'Information et de la Communication que nous mettons en place, consciente des imbrications entre usages de dispositifs sociotechniques, inscription dans des logiques sociales et collectives, et développement de pratiques informationnelles (Domenget, Larroche, Peyrelong).
Après avoir, dans une première partie (« Le temps nié »), constaté lors de nos enquêtes de terrain combien le temps apparaît nié dans les usages numériques, et particulièrement dans le domaine éducatif, nous montrerons dans une seconde partie (« Le temps déplié ») comment nous tentons, par un dispositif méthodologique original par sa longitudinalité et ses méthodes de recueil combinées (cf.infra), de redonner au(x) temps et temporalité(s) leur digne place dans la réalité des acteurs. Nous verrons enfin (« Le temps retrouvé ») ce que cette approche temporaliste de la formation des usages numériques permet de mettre à jour pour mieux saisir les usages et pratiques numériques en communiquant quelques résultats marquants de notre recherche actuelle.
En conclusion, nous nous interrogerons sur une nouvelle dimension potentielle de l'apprentissage des usages numériques en éducation, à savoir le développement chez tou-te-s d'une « culture temporelle » (terme de William Grossin), permettant de porter sur les temporalités éprouvées et engagées par les instruments (Rabardel) numériques un regard réflexif et critique résolument émancipateur.
La proposition s'appuie sur un groupement de recherches de terrain personnellement effectuées en milieu scolaire (collèges, lycées) et auprès d'acteurs enseignants ou élèves/étudiants. Toutes ces recherches ont été menées avec une approche qualitative d'inspiration ethnographique, au plus près des acteurs, en immersion, et ont permis le recueil de données aux caractéristiques diverses (entretiens semi-directifs, entretiens d'explicitation en cours d'action ; observations de séances d'enseignement-apprentissage et de situations informationnelles engageant le numérique ; captations de traces de l'activité informationnelle).
Les résultats de deux recherches spécifiques et récentes seront plus particulièrement exploités lors de cette communication : l'une, menée au sein d'un lycée d'enseignement général, auprès de la communauté enseignante (8 enseignants suivis, observés et interrogés), a permis – notamment – de mesurer la réception des discours institutionnels symbolisés par la formule ministérielle « L'école change avec le numérique » (Loi Refondation 2013) ainsi que le positionnement des professeurs vis-à-vis du numérique en éducation ; l'autre enquête concerne 12 jeunes âgés aujourd'hui de 20 à 22 ans (étudiants en grandes écoles, à l'université, en BTS ; salariés ; en recherche d'emploi), et que nous suivons depuis plusieurs années, permettant ainsi de retracer leur biographie informationnelle et d'analyser plus finement les « effets » des apprentissages formels et non formels engageant le numérique sur leur être-au-monde-informationnel. Un dispositif d'investigation particulier, alliant récit de vie, appui sur la matérialité des dispositifs info-communicationnels et inscription dans des spatialités choisies par l'acteur, a été mis en place récemment auprès de ces 12 jeunes pour précisément travailler la question temporelle des usages et pratiques numériques, dispositif que nous expliquerons à l'occasion de la communication afin d'illustrer, concrètement, nos positionnements théoriques et méthodologiques.
Domenget, J.-C., Laroche, V., Peyrelong, M.-F. (dir.). Reconnaissance et temporalités : Une approche info-communicationnelle. Paris : L'Harmattan.
Durand, Gilbert (1992/1960). Les structures anthropologiques de l'imaginaire : Introduction à l'archétypologie générale. 11ème édition. Paris : Dunod.
Martucelli, Danilo (2006). Forgé par l'épreuve. Paris : Armand Colin.
Ricoeur, Paul (1991/1985). Temps et récit. Tome 3. Le temps raconté. Paris : Éditions du Seuil.
Rosa, Hartmut (2012). Aliénation et accélération : Vers une théorie critique de la modernité actuelle. Paris : La Découverte.
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