Le syntagme esprit critique possède de nombreuses occurrences dans les textes institutionnels et diverses formulations sont ainsi employées pour qualifier cette préoccupation actuelle de l'institution scolaire : former l'esprit critique, cultiver un esprit autonome et critique, éduquer au jugement critique. Préoccupation qui pourtant n'est pas nouvelle puisque l'autonomie de jugement et l'exercice de la pensée critique sont des missions dévolues à l'école depuis Condorcet. Ce recours actuel à la formation de l'esprit critique à travers le discours institutionnel est corrélé aux usages du numérique dans le système éducatif. Comparant la mutation engendrée par le numérique avec celle de l'imprimerie, la loi de Refondation du 08 juillet 2013 affirme que l'école doit aujourd'hui pleinement entrer dans l'ère du numérique.
S'inscrivant dans l'axe « enjeux » du colloque, la contribution suivante propose de penser les usages du numérique à travers une analyse discursive d'un dispositif de médiation : la formation de l'esprit critique. Imbriquée intrinsèquement dans deux «éducations à...», l'éducation à l'information et aux médias (EIM) et l'éducation morale et civique (EMC), le projet institutionnel de former l'esprit critique des élèves a pour finalité l'acquisition d'une autonomie critique dans l'usage du numérique. L'objectif étant d'éduquer, de façonner l'esprit des élèves pour atteindre l'évolution de leurs comportements vers une autonomisation dans l'action (« l'agir ») (De Certeau, 1990).
L'étude proposée comporte deux lignes directrices. Il convient dans un premier temps de porter le regard sur la nature du discours institutionnel à partir d'un corpus homogène de textes institutionnels éducatifs extraits des sites education.gouv.fr et eduscol.education.fr. Ce corpus constitué depuis 2007 permet d'analyser les usages du numérique prescrits par le discours institutionnel en lien avec la formation de l'esprit critique, de mesurer ensuite la fréquence des mots « numérique » et « esprit critique », d'opérer enfin un traitement quantitatif de données. Cette première étape franchie, les caractéristiques du « discours instituant » (Oger et Ollivier-Yaniv, 2006) ont été analysées: absence de temporalité, neutralité du propos, prescription d'usages du numérique, procédés de « lissage » discursifs donnant au discours institutionnel son caractère uniforme et homogène. La communication institutionnelle autour des usages du numérique révélant des tensions et des contradictions.
Les premières données issues de l'analyse discursive offre dans un second temps, des éléments de compréhension des « événements » du discours (Lahire, 1999). L'étude rhétorique présente en effet la formation de l'esprit critique comme un antidote aux « infopollutions » (Sutter, 2002) ; une réponse gouvernementale à la lutte contre l'adhésion des jeunes aux thèses djihadistes et complotistes sur internet. La formation de l'esprit critique révèle ainsi la mission dévolue à l'Institution de préparer le cybercitoyen à la société de l'information en le prévenant des risques liés notamment à l'usage des médias sociaux numériques. La diffusion d'un discours idéologique basé sur la méfiance à l'égard du numérique renforce la nécessité de former l'esprit critique des élèves. Instrumentalisé à des fins politiques, le recours à la formation de l'esprit critique répond par conséquent d'une double exigence : l'impératif de croissance économique de la France à travers le développement du numérique et l'exposition des jeunes aux risques et dangers du numérique. L'acquisition d'une littératie numérique participant de ce fait de la formation de l'esprit critique : « Le développement d'une véritable culture numérique doit devenir un objectif de formation afin de forger l'esprit critique des élèves » (Circulaire de rentrée 2015).
Le caractère inédit de notre proposition réside dans le choix de poser la question des usages du numérique par le biais de l'analyse discursive. Celle-ci s'articulant avec les analyses de pratiques, d'habitudes ou de comportements (Jeanneret, Le Marec, Souchier, 2003). La mise en œuvre de la formation de l'esprit critique en tant que dispositif de médiation nous offre un cadre propice à l'analyse. En France, il est à noter que peu de contributions scientifiques abordent le concept d'esprit critique. Cet état des lieux de la recherche questionne au regard notamment des nombreuses réflexions et contributions outre-Atlantique autour du courant du critical thinking (pensée critique) (Jacques Boisvert, Robert H. Ennis...). L'objectif final de notre étude réside dans le fait de penser sous l'angle des sciences de l'information communication, cette notion posée par la philosophie et abordée quasi exclusivement dans le champ des sciences de l'éducation.
Certreau (de), M. (1990). L'invention du quotidien. Tome 1 : Arts de faire, Paris, Gallimard.
Chaudiron, S. & Ihadjaene, M. (2010). De la recherche de l'information aux pratiques informationnelles, Études de communication, n°35, 13-30. https://edc.revues.org/2257
Oger, C. & Ollivier-Yaniv, C. (2003). Analyse du discours institutionnel et sociologie compréhensive : vers une anthropologie des discours institutionnels, Mots. Les langages du politique, 71. http://mots.revues.org/8423
Perriault, J. (1989). La logique de l'usage : essai sur les machines à communiquer. Paris : Flammarion.
Souchier, E., Jeanneret, Y., Le Marec, J. (dir) (2003). Lire, écrire, réécrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés. Paris : Bibliothèque publique d'information.