Dans le cadre des projets e-Education nous avons suivi pendant trois ans une expérimentation de déploiement massif de tablettes numériques pour l'éducation appuyé sur l'expérimentation d'un démonstrateur. Tout en accompagnant l'ensemble des acteurs concernés par le projet, notre recherche met à jour des axes de travail pour enrichir l'étude des usages en associant l'approche ethnographique des pratiques (chercheurs en immersion), les observations micro, méso et macro de l'expérimentation, l'étude sociologique des processus de changement organisationnel (Akrich, Callon, Latour, 1988). Ce travail nous permet aujourd'hui de poser en terme "d'appropriation institutionnelle", l'ensemble des mécanismes et processus qu'il est nécessaire de prendre en compte pour comprendre les politiques de déploiement massif des équipements informatiques en milieu scolaire.
L'approche systémique permet d'appréhender la compréhension des dispositifs complexes. Les travaux sur l'innovation (Badillo 2013) et le changement (Bernoux 2004) ont apporté des éléments de compréhension complémentaires et pluridisciplinaires qui posent un cadre théorique à notre analyse. La mise en place du projet de déploiement de tablettes dans des collèges avait pour but : "la mise en œuvre d'une solution évolutive complète conçue spécialement pour un usage en milieu éducatif et qui en intègre tous les besoins et toutes les contraintes". Adoptant la méthode SCRUM (Nonaka, Takeuchi 1986, Schwaber 1995), l'entreprise pilote du projet a donc associé l'ensemble des acteurs pouvant permettre le développement d'un produit dont la conception prendrait en compte la complexité du milieu dans lequel il envisageait d'être diffusé. Proposer une démarche de développement incrémentale et itérative dans l'espace scolaire présente des spécificités qui amènent à enrichir des approches existantes voire à bousculer des habitudes. La multiplicité des acteurs impliqués autour d'un développement technique et de son déploiement a révélé les limites de la méthode proposée (SCRUM) par le leader du projet. L'analyse de plusieurs moments clés de l'expérimentation menée pendant trois années met en évidence un ensemble de freins et d'obstacles. Cette analyse complétée par une mise en système de ces moments, pas uniquement dans le déroulement temporel mais aussi dans les cheminements et croisements des acteurs, des actants et des actions, met en évidence l'écart entre l'intention d'innovation, sa matérialisation et la mise en œuvre concrète dans un milieu spécifique, celui du collège.
La posture de recherche adoptée par l'équipe impliquée dans ce développement repose sur deux approches qui peuvent être considérées comme antagonistes : la recherche action (R.Barbier 1996) et la recherche développement (J.M.Van Der Maren 1996, 2014). Dans cette recherche, les matériaux recueillis sont volontairement variés afin de répondre au questionnement de départ : A quelles conditions un développement expérimental et incrémental de matériel éducatif peut-il participer du changement dans les pratiques pédagogiques et encourager les usages des tablettes numériques par les enseignants et les élèves ? Le travail de recueil de données s'est appuyé sur la participation au processus de développement (pilotage opérationnel, participation à toutes les étapes), élaboration de comptes rendus intermédiaires pour les acteurs impliqués, enquêtes de terrain (entretiens individuels et collectifs, questionnaires, observations directes), recueil de traces d'activités à partir d'un enregistrement systématique des utilisations des tablettes (système de tracking intégré aux tablettes).
Les principaux résultats mettent en relief le fait que c'est la mise en cohérence des interventions des acteurs impliqués qui détermine l'évolution du projet, cela n'est pas nouveau. Ce qui par contre apparaît comme nouveau c'est justement les points d'ajustements importants qui se révèlent tout au long du processus. Ainsi l'articulation entre les dimensions techniques, organisationnelles, stratégiques, mais aussi pédagogiques s'est révélée comme essentielle. Or, dans une action qui associe aussi bien acteurs publics que privés, les divergences d'engagement et d'action de terrain, la confusion des types d'interventions parfois, mettent en péril l'avancée du développement. Ce sont ces observations mais aussi ces obstacles que nous présentons ici, signifiant ainsi l'écart entre les intentions exprimées et les réalités observées. Nous avons pu ainsi dégager l'importance de la fiabilité des infrastructures, de l'implication des cadres intermédiaires, des formes de communication entre les acteurs, de la prise en compte des réalités locales et enfin de la différence des approches culturelles du numériques entre les différents acteurs impliqués.
Akrich M., Callon M., Latour B., (1988). A quoi tient le succès des innovations ? 1: L'art de l'intéressement; 2 : Le choix des porte-parole. Gérer et Comprendre. Les Annales des Mines, 4-29.
Bernoud P. (2004). Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations. Seuil.
Lugan J.C. (2005). Approche systémique des organisations de formation, Cours en ligne, Université Toulouse 1.
Proulx S. (2000). La construction sociale des objets informationnels: matériaux pour une ethnographie des usages, Colloque Comprendre les usages d'Internet. URL : http://barthes.enssib.fr/atelier/articles/proulx2000.html.
Badillo, P. (2013). Les théories de l'innovation revisitées : une lecture communicationnelle et interdisciplinaire de l'innovation ? Du modèle « Émetteur » au modèle communicationnel. Les Enjeux de l'information et de la communication, 14/1,(1), 19-34.