Incitée par les politiques à grands renforts de plans numériques et d'appels à projets, relayée par les établissements d'enseignement supérieur à travers des orientations stratégiques, la transformation pédagogique avec le numérique, dans l'enseignement supérieur, est au cœur des préoccupations du monde éducatif (Albero, 2009, Thibault, 2006, Lameul , 2014) et suscite réflexions, interrogations et débats aussi bien dans les communautés d'enseignants qu'au niveau politique. Se pose ici la question de la concordance des perceptions de ce terme, de la part des différents acteurs : principalement politiques, gouvernance d'établissement et corps enseignant. En effet, l'acception collective du sens et surtout des objectifs visés, sous-tendus par la force du terme de « transformation », nous semble un élément clé de l'efficience et de l'avancée du projet. L'expression même suscite immédiatement des sentiments, des visualisations, voire des appréhensions, déclenchés par notre vécu et notre imaginaire (Plantard, 2015, Moatti, 2010). Ces perceptions sont-elles partagées ou au contraire éloignées les unes des autres? Forment-elles le terreau nécessaire au développement et à la croissance du processus ? Nous avons souhaité croiser dans cette étude les représentations qu'ont les acteurs de cette « transformation pédagogique avec le numérique », en posant l'hypothèse que les éventuelles discordances de perception peuvent aussi devenir un atout pour l'avancée globale du projet, si tant est que ces perceptions puissent être entendues, acceptées et prises en considération dans une perception plus globale.
Le cadre de l'étude s'inscrit volontairement dans une approche sociocritique de l'intégration et l'exploitation du numérique comme atout, levier ou facteur favorable à un changement de pratiques pédagogiques. Nous nous appuyons ici sur les courants de la sociologie des usages (Boullier, 2016, Vidal, 2012), ainsi que sur la théorie de l'acteur réseau (Akrich et al., 2006), considérant ici l'ensemble des acteurs : politiques, établissement, enseignants et étudiants, mais aussi les relations existant entre ces acteurs, générant ainsi une dynamique plus ou moins favorable à la vie du projet. L'analyse menée repose également sur la notion de perception ou de représentation, nécessairement ancrée dans l'histoire collective d'une communauté, soit des représentations socialement partagées (Abric, 1988, Jodelet, 1997) dont nous adoptons la description de Denise Jodelet (1994) : « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social ou culturel ». Adossé à cette définition, nous déclinons la notion de représentation suivant trois points de vue : l'objectif, les enjeux et les freins.
La méthodologie d'étude propose dans un premier temps une analyse du contexte national et de la genèse du projet : d'une part les politiques gouvernementales, et d'autre part les stratégies et actions développées par les établissements pour mettre en œuvre ces politiques. La communauté des enseignants du supérieur a ensuite été interrogée, de façon informelle, dans une démarche d'observation participative et d'entretiens non directifs. Cette deuxième partie d'étude s'est déroulée sur une année universitaire, lors de réunions sur le sujet et participations aux activités d'accompagnement des enseignants (1). Pour chacune des deux phases d'étude, l'objectif a été de préciser les représentations des différents acteurs, par le prisme des trois aspects prédéfinis initialement, à savoir quels sont, pour chaque groupe, les objectifs visés, les enjeux sous-jacents et les freins perçus en matière de « transformation pédagogique avec le numérique ». L'analyse de ces données met en perspective les concordances de représentation sur chacun des trois aspects, les écarts significatifs et les interactions potentielles, donnant lieu à des phénomènes de blocage du processus global pouvant être réduit par une meilleure perception, un élargissement des objectifs et des enjeux ou la mise en place de leviers pour atténuer les aspects bloquants. Cette analyse vise ainsi à répondre à l'hypothèse initiale en apportant des éléments de solution, tout au moins de réflexion, pour une mise en œuvre efficiente de cette « transformation pédagogique avec le numérique ».
(1) Cadre de la mission « Numérique pour l'enseignement » à Aix-Marseille Université, en collaboration avec son Centre d'Innovation Pédagogique et d'Evaluation (CIPE).
Akrich, M. (dir.), Callon, M. (dir.), Latour, B. (dir.) (2006). Sociologie de la traduction : Textes fondateurs. Paris : Presses des Mines.
Boullier D. (2016), Sociologie du numérique. Paris : Armand Colin.
Jodelet D. (1997). Représentation sociale : phénomènes, concept et théorie. In Psychologie sociale, sous la direction de S. Moscovici. Paris : PUF.
Lameul G., Loisy C. (2014). La pédagogie universitaire à l'heure du numérique. Questionnement et éclairage de la recherche. De Boeck supérieur.
Moeglin, P. (2015). Quand éduquer devient une industrie, Revue Projet 2015/2(345), 62-71.