Un des enjeux d'une approche sociocritique du numérique en éducation telle qu'elle a été précisée par Collin et alii (2016) est de porter attention aux liens entre le contexte institutionnel d'apprentissage et le contexte non institutionnel, dans lesquels les acteurs de l'éducation réalisent leurs activités et usent en particulier du numérique. Notre communication s'attachera à l'investigation des usages des acteurs particuliers que sont les enseignants débutants français, dans leur année de fonctionnaire stagiaire en alternance et leur lien à la professionnalisation. En effet, d'une part les usages du numérique en contexte non scolaire de ces derniers sont peu documentés, d'autre part, les réformes successives de la formation des enseignants ont conduit à des recompositions qui interrogent la manière dont l'entrée dans le métier est appréhendée.
La prise en compte du sujet en formation, le développement du paradigme de la réflexivité ont permis une saisie des enjeux personnels et identitaires de la formation et le dévelopement de la professionnalisation comme champ de recherche. Parallèlement, le travail réel des enseignants est au cœur d'un certain nombre de recherches dans une approche clinique, à partir de la psychodynamique du travail ou en didactique (voir entre autres Bodergat, Buznic, 2015). Sont mises au jour les tensions qui peuvent relever d'attentes institutionnelles, des publics à enseigner, des trajectoires des sujets enseignants eux-mêmes. Les usages du numérique sont étudiés mais dans leurs liens à la pratique de classe essentiellement. Ces usages trouvent pourtant leur place dans les espaces hors formation. Certains sont très peu investigués, voire impensés dans leur contribution à la professionnalisation. Ainsi la mobilité, pourtant identifiée comme un des attributs de individus contemporains et un attribut spécifique des agents de la fonction publique d'état n'est pas travaillée dans son interaction avec l'appropriation de la formation, hormis dans des expérimentations ponctuelles que nous préciserons. En effet, l'année de stage en alternance impose aux enseignants une mobilité entre l'ESPE, l'établissement scolaire et les lieux de vie privés. Nous faisons l'hypothèse que le numérique est un des opérateurs de cette polytopie, comme pour les adolescents (Schneider, 2013) Dans une approche d'explicitation du couplage humain et technique permettant de dépasser une vision techniciste (Albero, 2010), nous cherchons à développer une approche phénoménologique issue de la sociologie critique des médias (Couldry, Hepp, 2017) ambitionnant d'investiguer la complexité des situations à hauteur d'humain et de mettre en évidence ce que les acteurs expérimentent au quotidien.
Notre communication proposera les résultats d'une enquête exploratoire auprès de 15 fonctionnaires stagiaires de l'éducation nationale. Un recueil de photographies prises par les enquêtés, des entretiens semi-directifs ainsi que des éléments issus de leur parcours de formation (compte-rendu de visite, portfolio, écrits réflexifs) ont permis d'investiguer la complexité de l'articulation entre la mobilité rendue nécessaire entre lieu de formation, lieu de stage et lieu(x) privée(s). Les usages du numérique apparaissent ainsi au fil de la mise au jour du système de contraintes avec lequel ils sont aux prises, en fonction des arbitrages et des prises de conscience. L'analyse de discours menée sur les entretiens et l'analyse des photographies permettent en particulier de tracer des parcours personnels et d'identifier des espaces problématiques. Loin d'être sans couture, les usages du numérique interagissent pour faire de cette expérience de mobilité une épreuve au sens sociologique. Le récit des fonctionnaires stagiaires depuis l'annonce de leur affectation en juillet 2016 met en évidence les difficultés, les choix d'organisation en fonction des situations familiales, des contraintes financières, des opportunités de logement mais aussi des représentations des attentes de la formation. Au fil de l'année, des reconfigurations ont lieu pour lesquelles les outils du numérique peuvent être des leviers ou des contraintes supplémentaires. Des inégalités dans le possible investissement dans la formation sont ainsi mises en évidence, voire des empêchements invisibles pour l'institution.
Après avoir présenté les résultats, nous dégagerons quelques pistes méthodologiques pour une appréhension des usages du numérique dans une perspective phénoménologique.
Albero, B. (2010). « Penser le rapport entre formation et objets techniques, Repères conceptuels et épistémologiques », dans Gilles Leclercq et Renáta Varga, Dispositifs de formation et environnements numériques : enjeux pédagogiques et contraintes informatiques, Hermès / Lavoisier, 197-215.
Bodergat, J.Y. & Buznic-Bourgeacq P. (2015). Des professionnalités sous tension, Quelles reconstructions dans les métiers de l'humain?, De Boeck.
Schneider, E. (2013). Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l'écrit de lycéens, Doctorat de géographie physique, humaine, économique, régionale, thèse codirigée en sciences de l'information et de la communication, Soutenue à l'Université de Caen, France, octobre 2013.
Collin, S., Brotcorne, P., Fluckiger, C., Grassin, J.F., Guichon, N., Muller, C., Ntebutse, J.G., Ollivier, C., Roland, N., Schneider E. & Soubrié T. (2016). « Vers une approche sociocritique du numérique en éducation : une structuration à l'œuvre », Adjectif.net, récupéré à http://www.adjectif.net/spip/spip.php?article387
Couldry, N., Hepp, A. (2017). The mediated construction of life, Polity.