Les discours officiels des décideurs politiques industriels et des institutions éducatives n'ont de cesse de porter l'attention du grand public sur les ‘bienfaits' du numérique en éducation, notamment pour développer l'autonomie des étudiants (Denouël, 2017), mais aussi du travail enseignant. En s'éloignant des discours promotionnels prônant les effets automatiquement positifs des usages du numérique sur ‘l'autonomie' des pratiques d'apprentissage et d'enseignement, cette communication vise à s'appuyer sur des propositions issues du renouvellement récent du paradigme des usages (Denis, 2009 ; Granjon, 2009, 2012 ; Proulx, 2015 ; Voirol, 2011) pour développer un cadre d'analyse qui permet d'enrichir la compréhension des processus différenciés d'appropriation et d'acculturation en cours dans le développement des usages du numérique chez les enseignants-chercheurs appartenant à la faculté des sciences politiques, économiques et sociales d'une université belge francophone.
Au niveau théorique, nous nous appuyons sur les apports incontestables des travaux sociologiques issus du paradigme des usages (Chambat, 1994 ; Jouet, 2000 ; Mallein & Toussaint, 1994 ; Proulx, 1995 entre autres) tout en cherchant à combler leurs lacunes et leurs faiblesses. Ainsi, à la suite de Jérôme Denis (2009), nous suggérons d'élargir la base analytique du paradigme traditionnel des usages (i.e. première topique de la sociologie des usages, Proulx, 2015), pour y intégrer trois ‘oublis' fondamentaux (Voirol, 2011) : celui de la contrainte, celui de la vulnérabilité et celui de la critique. Cette approche élargie cherche à rendre compte à la fois des formes de contraintes imposées par les dispositifs techniques des outils numériques mobilisés (ou imposés) dans le cadre des activités professionnelles et personnelles des enseignants-chercheurs, et des pratiques d'usage des acteurs en situation sans négliger la possibilité d'identifier leurs éventuelles vulnérabilités, difficultés et incompétences – celles-ci étant entendues comme le résultat de déficit en capitaux, en capacités et en sens pratiques, conséquences intériorisées de formes de domination sociale (Granjon et al., 2009).
Au niveau méthodologique, les données empiriques sur lesquelles nous comptons appliquer ce cadre d'analyse renouvelé sont issues d'un programme de recherche, financé par la Politique scientifique fédérale belge, qui porte sur les politiques d'inclusion numérique en Belgique. Son ambition générale est de s'inscrire dans le cadre d'une approche critique des usages des technologies de l'information et de la communication (Granjon et Denouël, 2011 notamment) pour analyser la problématique des inégalités numériques auprès d'individus issus de milieux socialement contrastés. Une partie de l'enquête empirique porte sur le public des enseignants-universitaires, dont la spécificité est d'appartenir à une catégorie socioprofessionnelle privilégiée et pour laquelle l'actualisation des potentialités des usages du numérique pour leur vie professionnelle et sociale semble aller relativement de soi.
La démarche méthodologique mise en oeuvre s'appuie sur une approche qualitative, qui fait appel à la méthode des récits de pratiques de vie (Laviolette, 2016). Ceux-ci sont récoltés par le biais d'une vingtaine d'entretiens individuels semi-directifs approfondis auprès d'enseignants-chercheurs appartenant à la faculté des sciences politiques, économiques et sociales d'une université belge francophone. Ces entretiens seront complétés par une enquête ethnographique des parcours d'appropriation des outils numériques mis à disposition – voire imposés – à ces enseignants par l'université pour innover leurs pratiques pédagogiques.
Cette communication contribue doublement à apporter une dimension critique sur les études d'usages en éducation. Elle invite d'abord à réfléchir aux conditions dans lesquelles la notion d'usage reste pertinente dans la réflexion portant sur l'intégration effective du numérique en éducation. Ensuite, en proposant un cadre d'analyse qui s'appuie sur les renouvellements théoriques les plus récents du paradigme des usages en sciences sociales, elle se fonde sur une approche pluridisciplinaire, visant à articuler deux champs disciplinaires qui ont peu dialogué jusqu'à présent: les sciences de l'éducation et en particulier la recherche sur le numérique éducatif, d'une part, et la sociologie des usages, d'autre part (Collin, Guichon et Ntébutsé, 2015). A ce titre, cette communication s'inscrit dans l'axe épistémologique du colloque.
Proulx, S. (2015). « La sociologie des usages, et après ? », Revue française des sciences de l'information et de la communication [En ligne], 6 | 2015, mis en ligne le 23 janvier 2015, consulté le 05 janvier 2017. URL : http://rfsic.revues.org/1230 ; DOI : 10.4000/rfsic.123
Denis, J. (2009). « Une autre sociologie des usages ? Pistes et postures pour l'étude des chaînes sociotechniques », 2009. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00641283/document
Denouël, J. & Granjon, F. (dir.), (2011). Communiquer à l'ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages. Paris : Presses des Mines.
Granjon, F., Lelong, B. & Metzger, J.-L. (dir.) (2009). Inégalités numériques. Clivages sociaux et modes d'appropriation des TIC. Paris, Hermès/Lavoisier.
Voirol, O. (2011). Chapitre 3. L'intersubjectivation technique : de l'usage à l'adresse. Pour une théorie critique de la culture numérique. In Denouël, J., & Granjon, F. (Eds.), Communiquer à l'ère numérique : Regards croisés sur la sociologie des usages. Presses des Mines. doi :10.4000/books.pressesmines.402